Le récit des Alpes

Logan Lehmann

Décembre 2016



Introduction

Des montagnes et des Hommes

L’Histoire des Alpes dans la peinture est indissociable de l’histoire des représentations de la montagne dans la société. Dans la plupart des cultures, la montagne est «à part»: la différence d’altitude mais surtout l’inaccessibilité font que l’on oppose naturellement plaine et montagne. Les moines s’y retirent. Les montagnards sont «différents», fantasmés par ceux de la plaine[1]. Pour ceux qui la fréquentent, la montagne est le lieu de l’imaginaire. La solitude du berger est propice à toutes sortes de songes.
Pétrarque fait en 1336 le récit de son ascension du mont Ventoux. Là-haut, il laisse son esprit se projeter dans toutes les directions. Le régime de pensée de l’époque lui interdit d’en profiter trop longtemps. À son retour dans la plaine il s’inflige une semaine de silence. Pour lui et ses contemporains, il s’agit de concilier récits bibliques et manifestation physique du monde. À la fin du Moyen-Âge, l’art fait preuve de nouvelles sensibilités. Alors que l’image sert avant tout à représenter le sacré, elle va s’essayer à dépeindre d’autres objets.


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Figure 1 Konrad Witz, 1444, La pêche miraculeuse

Partie I. La naissance du paysage réaliste

Konrad Witz peint en 1444 cette scène pour la cathédrale de Genève. Le tableau montre simultanément plusieurs évènements du récit évangélique prenant place au bord du lac Léman. Il semble d’abord représenter l’épisode de la pêche miraculeuse: suivant le conseil de Jésus les pêcheurs jettent leur filet et le remontent plein de poisson. Saint Pierre est représenté deux fois. Une fois sur la barque, voyant Jésus, et une fois dans l’eau, nageant vers lui. Jésus regarde le Saint Pierre qui vient vers lui. On peut donc dire que la toile représente aussi l’appel des premiers disciples. C’est lorsque l’on étudie le reste du tableau que ce dernier révèle toute sa particularité.
Dans l’eau d’abord, on peut voir les carrières sous-lacustres de Genève. On remarque également la réflexion de la barque dans l’eau et même la réfraction sur les jambes de Saint Pierre qui sont déformées par la profondeur. On note le vent dans la cape du premier pêcheur [A]  [A] Les auréoles ont été ajoutées en 1835. et la réflexion du ciel sur les bulles dans l’eau. La ville de Genève est représentée sur la droite. L’art gothique est attentif au détail, mais c’est la première fois qu’un certain nombre de ces éléments sont peints et le tableau se démarque ainsi de ce mouvement. Jésus est plus grand car plus proche. Dans la moitié haute du tableau, le paysage du genevois est fidèlement représenté avec de gauche à droite les Voirons, le Mont-Blanc, le Môle et le petit Salève. Et c’est bien ce point qui est crucial. La topologie est conforme à la réalité, comme si le paysage était pris à témoin de l’apparition de Jésus.
Le sacré et le réel semblent réconciliés. Le monde sensible n’est plus, comme à l’époque médiévale, la manifestation d’une vérité pervertie. Il est représenté tel qu’il nous apparait. Comme Isaac de l’Étoile le préconisait, l’image est utilisée pour amener le sacré dans le réel. L’action est transposée du lac de Génésareth au lac Léman. En reproduisant fidèlement la topographie, le peintre fait appel à la familiarité pour le spectateur du paysage qu’il habite. Dès lors, le récit évangélique est en lien avec son image du monde (intime), et pas seulement avec le monde réel (objectif) . C’est le signe d’une société changeante dans laquelle la religion doit trouver une nouvelle place [B]  [B] La Réforme protestante est actée en 1536 dans les cantons de Genève et du Vaud..
L’œil attentif de Konrad Witz suit l’exemple de Van Eyck. Tous deux font partie des artisans du basculement de la peinture gothique vers une multitude d’autres styles.


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Figure 2 Francisco Goya, 1770, Aníbal vencedor contempla por primera vez Italia desde los Alpes

Partie II. Un défi se pose à l’Homme

Un objet de conquête

En 1770, Francisco de Goya décide de présenter à l’académie de Parme son interprétation sur le thème «Hannibal vainqueur contemple pour la première fois les Alpes». Ce saragossan travaille dans l’atelier de dorure de son père. Il voyage en France et en Italie pour étudier la peinture. Il ne gagne pas le concours de l’académie mais le jury reconnait un artiste prometteur.
Sa toile présente en effet un caractère particulier. De l’eau a coulé sous les ponts depuis la fin du style gothique. L’art baroque a institutionnalisé l’utilisation des figures allégoriques. Les toiles qui sont attribuées à Francisco de Goya et qui précèdent cette œuvre sont marquées par un style baroque tardif, et le style le plus commun à l’époque du concours est le néo-classique. Ici, le peintre fait prendre à son tableau des airs rococo. La peinture fait l’usage de couleurs légèrement rosées pour donner un volume à la lumière. Ces tons pastels sont accompagnés de décorations comme sur le casque d’Hannibal. Un chérubin accompagne la Victoire descendant des nuages.
Les Alpes constituent l’épreuve surmontée par Hannibal. Sombres et escarpées, elles donnent du fil à retordre à ses armées au fond à gauche. Le cheval de l’un des cavaliers est en pleine ascension. Du haut de l’escarpement, les ennemis mènent leur défense. Venu à bout de ses souffrances, Hannibal a à ses pieds le fleuve Pô (l’Homme à la tête bœuf). Il est baigné dans une douce lumière provenant de la gauche. Son regard est tourné vers la droite. Une partie seulement du paysage qu’il observe est visible pour le spectateur: les plaines de Lombardie en arrière-plan vers lesquelles son armée est prête à descendre.
Ainsi le peintre utilise le massif Alpin pour faire figurer deux thèmes liés, et presque imposés par la consigne. L’escarpement et le dénivelé qui constituent l’épreuve et la difficulté sont vaincus. L’altitude acquise par Hannibal représente son triomphe et sa domination.


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Figure 3 Jacques-Louis David, 1802, Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard
Troisième version, Hôtel des Invalides, aujourd’hui au Musée du Château de Versailles.

La propagande

Trente ans plus tard, Jacques-Louis David peint «Bonaparte franchissant le Grand Saint-Bernard». Il utilise les même codes que le tableau de Goya. Napoléon est représenté comme un conquérant. À l’époque, il n’a pas encore connu les grandes victoires d’Austerlitz ou de la campagne de Prusse, mais sa destinée est de marcher dans les pas des autres grands conquérants. Dans le coin inférieur gauche, on peut voir son nom gravé dans la roche, juste au–dessus de ceux d’Hannibal et de Charlemagne. La composition du tableau diffère de celle du tableau de Goya. Les deux s’inspirent de la fresque. Celui de Goya pour la pose du personnage, mais avec une composition pyramidale dont le socle est constitué par l’homme à la tête de bœuf et la dalle rocheuse. Celui de David pour la composition avec un personnage principal seul au premier plan qui remplit toute la toile.
Napoléon lève le doigt vers les sommets. À l’arrière-plan, son armée gravit péniblement le sentier. C’est le premier portrait officiel de Napoléon. David en réalise cinq versions à des fins de propagande. Le grand nombre de reproductions témoigne de l’efficacité du procédé. La première version est commanditée par le roi d’Espagne Charles IV en témoignage d’une entente entre lui et Napoléon. En 1808, ce dernier changera d’avis et reprendra l’Espagne à la tête de laquelle il placera son frère. Francisco de Goya peindra beaucoup sur les horreurs de cette guerre.
Ce tableau est peint dans un style néo-classique. Les couleurs sont lisses. On attribue une valeur historique au récit. L’Histoire est contée au peuple par la peinture. Ici, Napoléon prend un temps d’avance et demande à David de procurer à son personnage une profondeur historique. Outre un défi qui fait apparaitre la vaillance du conquérant et de son armée, le Grand Saint-Bernard constitue aussi un marqueur reconnu par le spectateur sur le territoire que l’empereur défend en entend élargir.


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Figure 4 Marc-Théodore Bourrit, vers 1780, Vue de la source de l’Arveron et de son amas de glace à Chamouni

Partie III. Les Alpes pittoresques

La découverte de la vie alpine

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle vont apparaitre un plus grand nombre d’œuvres dépeignant les Alpes. Il s’agit souvent de gravures réalisées par des peintres qui ont fréquenté les alpes et en sont tombés sous le charme. Horace-Bénédicte de Saussure, philosophe [C]  [C] Et plus tard père fondateur de la météorologie. auteur de Voyages dans les Alpes publié en 1760, est passionné par la vallée de Chamonix. À son propos, il écrit qu’elle «offre une récompense assez considérable à ceux qui trouveraient une route praticable»[2]. Afin d’illustrer un second tome, il demande à Marc-Théodore Bourrit de lui fournir des illustrations.
Ce dernier est un alpiniste féru d’exploits qui a publié en 1773 un ouvrage qu’il a illustré lui-même[3]. Autour de 1780, il réalise cette gravure de la source de l’Arveyron au pied du glacier qui descend alors jusque dans la vallée. L’auteur s’est représenté lui-même, probablement en compagnie de Saussure, dans le coin inférieur gauche. Ici, le réalisme n’est pas l’objectif. Bourrit souhaite avant tout communiquer le sentiment d’émerveillement qu’il ressent à la vue de ce spectacle féerique.
C’est la grande époque des sciences naturelles. En quelques décennies, le monde et la perception que l’on pouvait en avoir ont complètement changé. La théorie de Newton a remplacé celle des tourbillons de Descartes. Les pionniers de l’étude de la mécanique lui ont déjà emboité le pas (Alembert, Lagrange). La physique et la chimie connaissent des avancées similaires. Enfin, le XVIIIe siècle est celui du catalogage des connaissances (Diderot).
Très loin du dessin scientifique [D]  [D] Les talents de dessinateur de Bourrit étaient parfois moqués. Il semble que ses contemporains ne l’appréciaient pas toujours en raison de son inépuisable esprit de compétition[4]., Bourrit met en avant la profondeur du bleu de la glace et l’éblouissement produit par la neige. La grotte béante est mystérieuse. Il n’hésite pas à donner aux glaces la forme de rocs étranges au pied desquels de minuscules alpinistes contemplent l’immensité du décor et pointent le doigt vers tel ou tel élément naturel. La nature est pour la première fois envisagée comme un précieux trésor. Puisque l’on peut s’émerveiller à ce point du paysage, c’est bien qu’il possède une valeur intrinsèque. C’est le sentiment qui est à la base du tourisme: on peut s’enrichir de paysages.
Bourrit aime particulièrement cet endroit et y mènera souvent des excursions, qui sont de plus en plus nombreuses. La vue qu’il a choisie sera reprise par la plupart des illustrateurs et photographes qui fréquenteront cet endroit.


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Figure 5 Joseph Mallord William Turner, 1803, Bonneville, Savoy with Mont-Blanc

Un sujet romantique

Au tout début du XIXe siècle, un certain Joseph Mallord Turner effectue un voyage dans les Alpes avec son assistant. Il réalise de nombreux dessins qu’il publiera dans son Liber Studiorum en 1812. Il peint aussi quelques toiles dont cette vue de Bonneville en Savoie en 1803.
Au premier plan à gauche, des personnages semblent mener leurs troupeaux et profiter du soleil. Au centre, un bosquet distribue d’une part et d’autre le Château de Saint Michael et le pont au dessus de l’Arve. Les falaises abruptes se défilent en vallées qui s’enfoncent dans le massif monumental. Sur ses crêtes viennent s’accrocher les nuages. Au fond à gauche, le Mont-Blanc enneigé se découpe sur le ciel. Turner montre le contraste entre la lumière dure du soleil qui vient se réfléchir sur la pierre et les verts chatoyants de la végétation dense, tantôt éclairée tantôt dans l’ombre au gré de la course des nuages. Turner a représenté ces derniers pleins de lumière, se détachant du ciel bleu. Dans les vallées, une brume subtile vient donner du volume à l’air et donc, par extension, aux montagnes qui forment un berceau autour du bourg. Les protagonistes semblent prendre une pause dans leur longue et lente journée.
Le sentiment romantique et sa sensibilité à l’intangible font directement suite à la fascination pour le monde qui s’était emparée de la société des Lumières. La peinture n’est plus dans une logique de conformité au style ou au mode mais bien d’expression du peintre et d’expérimentation. La peinture de paysage, c’est-à-dire celle qui fait de ce dernier un sujet sensible, se développe durant cette période. Elle a l’avantage de pouvoir s’émanciper du récit qui était indispensable aux peintres des époques précédentes. Pourtant il y a bien un récit dans ce que nous montre Turner.
On le sait particulièrement inspiré par la mer et ses vues larges, mais aussi par tout ce qui dépasse l’Homme et il peint ici d’une manière assez bienveillante la vie des Hommes, insignifiante mais plaisante, au creux du paysage éternel. L’Homme est un habitant du paysage.


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Figure 6 Giovanni Segantini, 1893, Pascoli Alpini

Partie IV. L’émergence d’une peinture proprement alpine

Les peintres de paysage alpin

Certains peintres ont basé leur carrière entière sur les Alpes. Gabriel Loppé, Alexandre Calame et François Diday en sont les plus connus et on peut dire qu’ils ont inventé le métier de peintre-guide. Du coup, certains pics et certaines cascades ont été représentées maintes fois. Mais en 1893, c’est-à-dire tardivement par rapport aux peintres nommés précédemment, un peintre milanais du nom de Giovanni Segantini réalise cette peinture. Il vient alors de s’installer dans les Grisons. Il monte plusieurs fois au Lai Tigiel, à plus de 2400 mètres, pour la réaliser. Pourtant, le paysage représenté ne correspond pas à la réalité. Il s’inspire de son expérience de la montagne pour en représenter l’essence, y compris la vie pastorale qui est son sujet principal.
Un plateau, une chaine de sommets en arrière-plan. La lumière contrastée. En peignant ce paysage et ces quelques personnages, Segantini a suffisamment d’éléments pour communiquer l’idée d’un paysage alpin. Le paysage est réduit à la sensation qu’il évoque.


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Figure 7 Marcel Wibault (1904–1998), Les chalets de Charousse et la chaine du Mont-Blanc
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Figure 8 Lionel Wibault (1947- )

Les peintres-guides contemporains

Après la Seconde Guerre Mondiale, les Alpes sont à nouveau fréquentées par les touristes. Avec l’essor des loisirs, c’est la publicité qui a connu plusieurs évolutions[5]. À l’époque du tourisme d’hiver de masse, plusieurs peintres-guides vont choisir de faire cette double-carrière autour de Chamonix et du Mont Blanc. C’est le cas de Lionel Wibault, fils du peintre chamoniard Marcel Wibault.
Guide diplômé de haute-montagne, il emmène toujours avec lui toile et pinceaux et illustre in situ les pics rocheux recouverts de neige, puis il redescend et termine son travail chez lui[6]. Contrairement à son père, qui peignait ce qu’il voyait, lui peint plutôt ce qu’il ressent. Comme son père, il vit de son activité. Pour eux, il s’agit d’arracher à la montagne de quoi subsister par le biais d’un exploit sportif. C’est un véritable travail d’organisation[7]. L’aléa météorologique et tous les imprévus liés aux activités montagnardes font que Marcel Wibault a souvent peint sur bois. Froid et intempéries sont autant d’éléments qui sont bravés par le peintre-guide.
Pour comprendre quelle valeur ces tableaux de montagne ont pour la société, on peut s’intéresser aux acheteurs: «Les gens qui viennent (...) chez moi recherchent en général une émotion qu’ils ont connu en montagne.», nous dit Renaud Rinaldi[8], un galeriste parisien qui s’est spécialisé après avoir vu l’engouement de ses clients pour la peinture de montagne. Celle-ci serait donc un moyen pour les connaisseurs de se souvenir des moments qu’ils y ont passé. Le spectateur «élit» une toile dans laquelle il projette sa propre sensibilité. L’appréciation du tableau ne se fait plus sur une base académique mais personnelle voire intime. Le paysage fait donc partie de l’identité de l’individu.
Lionel Wibault est membre de la Société des Peintres de Montagne fondée en 1898 par Franz Schrader [E]  [E] Le géographe pyrénéiste. et dont la riche histoire est mêlée à celle du Club Alpin Français[9] et de la commune de Chamonix.


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Figure 9 Louis-Auguste et Auguste-Rosalie Bisson, 1862, La crevasse (Départ)

Partie V. Le paysage capturé dans tout son détail

La photographie

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la photographie se développe. Ce sont les frères Bisson qui font un succès commercial de leurs instantanés des Alpes. Leur boutique parisienne est connue y compris à l’international et ils répondent à de nombreuses commandes. Leur succès tient à plusieurs choses. Ils voyagent beaucoup, exposent souvent et sont assez proches de personnalités importantes [F]  [F] Ils réalisent entre autres les portraits de Napoléon III et Honoré de Balzac.. Mais surtout, ils produisent de grands tirages. Le paysage peut être admiré dans toute sa grandeur et sa profondeur. Libérés des contraintes du daguerréotype, la possibilité d’obtenir une image fidèle d’un instant donné change leur rapport au sujet. Les alpinistes peuvent capturer leurs exploits individuels et collectifs. Les photographes immortalisent chaque excursion mais prennent aussi les mêmes paysages seuls à des dates différentes. Ils espèrent ainsi capturer l’imperceptible. Déjà, le paysage n’est plus éternel. L’usage de l’image est double. D’une part les excursionnistes disposent d’un moyen de mettre en image, facilement et de manière fidèle, le récit de leur ascension et de leur conquête des hauteurs. D’autre part, ces clichés qui peuvent être reproduits contribuent à l’essor de l’excursionnisme.


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Figure 10 Le personnage de James Bond dans The spy who loved me (1977)
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Figure 11 Candide Thovex dans Few Words (2012)

Le cinéma et les nouveaux héros

Ce n’est pas un hasard si les aventures de James Bond passent si souvent par les Alpes. Le col de la Furka, l’Oberland bernois, le Tyrol autrichien sont des lieux où le personnage de Flemming se mesure à ses ennemis dans une sorte de duel «au sommet».
Les Alpes sont filmées pour la première fois en 1901 par un cinéaste dont le nom a été perdu dans un court-métrage qui relate l’ascension du Cervin depuis Zermatt. De nombreuses expéditions, notamment à portée scientifique, feront l’objet de films. Les alpinistes utilisent les même caméras que les anthropologues pour leur taille réduite. Elles permettent de filmer l’action d’ascension, et plus seulement les étapes.
En se mesurant chacun à la montagne, les Hommes peuvent se mesurer l’un à l’autre. L’égo est ce qui pousse les nations à envoyer leurs alpinistes conquérir les plus hauts sommets partout dans le monde. C’est particulièrement le cas pour les pays germaniques. Dans cette culture, les montagnes occupent une place particulière en raison de l’influence de la mythologie nordique dans laquelle elles sont les os du géant Ymer.
Le genre du cinéma de montagne à proprement parler se développe au fil des décennies. Dans les films scénarisés, la montagne passe du rôle de décor à celui d’objet scénaristique, puis à celui de protagoniste dont la relation avec les autres personnages constitue une part de l’intrigue[10].
Dans L’espion qui m’aimait, c’est le talent sportif de James Bond qui est mis en image, et sa supériorité par rapport à ses poursuivants. La montagne est dangereuse mais l’Homme lui fait face. Seule l’astuce permet d’échapper à la mort dans ce monde glacé et vertical. Cette verticalité est illustrée à la fin de la poursuite lorsque James Bond tombe dans le vide dans un plan qui dure plus de vingt secondes[11] et se termine par l’ouverture d’un rusé parachute. La séquence fait écho à l’un des films précédents, Au service de sa majesté (1969), dans lequel le héros sème (presque) ses poursuivants sur un seul ski. L’un d’entre eux tombe également dans le vide, mais sans parachute.
Dans les films sportifs comme Few Words[12], la cinétique en tant que caractéristique principale de la vidéo est utilisée brillamment pour communiquer d’une part l’échelle gigantesque des montagnes et d’autre part l’élégance des trajectoires des athlètes. Deux types de caméras sont utilisés. Celles issues de l’univers du cinéma qui sont parfois montées sur des hélicoptères, ou si la topographie le permet sur la face opposée, qui conjuguées à une focale longue produisent des images écrasantes montrant l’immensité du décor. Et puis celles qui sont les descendantes des caméras des anthropologues, les caméras dites d’action dont la bien nommée GoPro HERO qui permettent de capter l’action de très près, voire à la première personne. Le parcours de la caméra est soigné et offre des regards multiples sur l’action. Les jeux de perspective sont utilisés en abondance. Des effets de ralenti viennent s’y ajouter pour accentuer cet effet de profondeur et décomposer l’action en moments qui peuvent être savourés dans tout leur réalisme, c’est-à-dire de la même manière que l’athlète, sens en éveil, les savoure.
C’est le rapport au temps qui a changé. La montagne est à la fois un décor, un terrain de jeu et enfin l’objet d’une affection car sa pratique donne un sens à la vie de l’athlète. Ce dernier vient y repousser ses limites. La difficulté et le danger sont à la mesure de la récompense, comme l’écrivait Saussure. L’action elle-même est le sujet et octroie par extension ses qualités à celui qui l’exécute.


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Conclusion

Le paysage refaçonné et réinventé

Dans la plupart des traditions la montagne est avant tout proche du ciel. Cependant, les Alpes étant une chaine de montagne assez vaste, sa perception n’est pas tout-à-fait la même que pour un pic isolé. Certes, le Mont-Blanc constitue bel et bien un défi posé aux Hommes, et encore relevé aujourd’hui. Mais la découverte des Alpes et de ses vallées fut longue et lente. Les illustrateurs qui relatent les émerveillements de cette aventure ont en quelque sorte joué le rôle d’éducateurs auprès des non-initiés. On peut dire qu’à toute époque, les Alpes ont attiré ceux qui étaient désireux de s’élever. Ce qui pourrait passer pour un trait d’humour montre en fait, par l’usage des mots, à quel point ces notions sont ancrées dans la conscience collective.
Aujourd’hui, tous les modes de rapport à la montagne développés depuis l’aube de la Renaissance coexistent. La montagne fait aussi partie de la nature avec laquelle les Hommes entretiennent une relation difficile. L’enjeu environnemental fait prendre un sens encore plus épique à notre confrontation à la montagne. Dans la conscience collective, l’avenir de l’Humanité repose sur la «bonne entente» entre l’Homme et son environnement. Il y a cette figure d’une nature qui nous menace collectivement et en même temps l’impératif d’un retour à la symbiose. L’Homme qui se mesure à la montagne mène ce combat.


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Notes

Ici sont consignés quelques anecdotes et éléments pouvant élargir la réflexion.
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Figure 12 Les carrières lacustres de Genève
N46°14’00.90" E6°09’07.41"
La pêche miraculeuse de Konrad Witz fait partie d’un retable. Vandalisé en 1535, il disparait puis resurgit en 1639. Il est restauré en 1835 puis au début du XXe siècle Sa troisième restauration a eu lieu en 2011 et 2012[13]. À propos de son sens, l’historienne d’art Molly Teasdale Smith avance en 1970 que la scène représente Pierre appelé à son rôle de premier pape[14] et fait le lien avec les éléments de l’arrière-plan. D’autres publications ont tenté d’apporter des réponses aux multiples questions que soulèvent les quatre œuvres du retable[15].
La traversée des Alpes inspirera d’autres peintres. Turner réinterprètera celle d’Hannibal sous le titre Snow Storm: Hannibal and his Army Crossing the Alps, en s’inspirant peut-être du tableau perdu de Cozens[16]. Paul Delaroche peindra Bonaparte franchissant les Alpes en essayant de montrer le côté réaliste de l’épopée.
La littérature de montagne est en plein essor au XVIIIe siècle. De nombreux ouvrages sont disponibles en ligne[17, 3]. Les expéditions se font de plus en plus nombreuses et on retrouve souvent les même personnages. Avec les peintres de Suisse et d’Angleterre tels que François Jalabert, William Pars ou Jean-Philippe Linck, il se croisent toujours à l’occasion de l’un ou l’autre voyage[18, 4]. De même, les différents écrivains ayant séjourné dans les Alpes tels que Mary Shelley ou Chateaubriand[19] séjournent dans des établissements célèbres comme l’Hôtel d’Angleterre, l’Hôtel de Londres ou l’Hôtel de la Tour[20, 21].
Le glacier des Bois fut abondamment représenté. La gravure de Bourrit a imposé un angle qui fut repris par d’autres peintres et photographes. Le glacier des Bois accueille dans les années 1860 la première grotte artificielle de Chamonix, moins dangereuse que la grotte naturelle de laquelle jaillit l’Arveyron. Le glacier s’est définitivement retiré aujourd’hui[22]. Une autre grotte artificielle est ouverte en 1870 dans le glacier des Bossons.
Le numérique permet d’approcher le paysage par d’autres angles. Il est même possible de créer son paysage. Les artistes illustrateurs dans l’industrie du jeu vidéo se font souvent démiurges. Le paysage inventé constitue une fenêtre sur des mondes fantasmés. En un dessin, le spectateur y est transporté[23]. Ce paysage peut s’affranchir des formes de représentation usuelles, ou copier très précisément le monde réel pour y placer des éléments dramatiques fictifs.
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Figure 13 Quelques représentations de la source de l’Arveyron dont trois d’auteurs inconnus, puis celle de Bélanger (la quatrième), Bacler d’Albe, Hackert (1780), Turner (1802) et des frères Bisson (1860).

References

[1] James C. Scott, « La montagne et la liberté », Critique internationale, 2/2001 (no 11), p. 85-104.
www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=CRII_011_0085

[2] Marie-Christine Vellozzi, Paul Guichonnet, Marie-Thérèse Vercken, Philippe Joutard, Hugues Lebailly, 2002, Mont-blanc: conquête de l’imaginaire
En partie consultable sur https://books.google.fr/books?id=l8gx4M0lpTUC

[3] Marc-Théodore Bourrit, 1773, Description des glacières de Savoye
https://books.google.fr/books?id=8Wo1AAAAcAAJ

[4] Claire Éliane Engel, Paul Guichonnet, 2009, La littérature alpestre en France et en Angleterre aux XVIIIe et XIXe siècles
En partie consultable sur https://books.google.fr/books?id=-XsA-pHaiXkC

[5] Nicolas Rocher, «D’une image à l’autre ? Perceptions et représentations de la montagne.», ina.fr
http://fresques.ina.fr/montagnes/parcours/0008/d-une-image-a-l-autre-perceptions-et-representations-de-la-montagne.html

[6] Interview de Lionel Wibault par Mont-Blanc TV
https://www.youtube.com/watch?v=LdAJfFQ4wxo

[7] Interview de Lionel Wibault par Montagne TV
https://www.youtube.com/watch?v=jnQUIQP2ezc

[8] Interview de Renaud Rinaldi
https://www.youtube.com/watch?v=rRjRGvzKslc

[9] FFCAM, Les origines du Club Alpin Français
http://centrenationaldedocumentation.ffcam.fr/historiqueffcam1.html

[10] «Cinéma de montagne», fr.wikipedia.org
https://fr.wikipedia.org/wiki/Cin%C3%A9ma_de_montagne

[11] La course-poursuite en ouverture de The spy who loved me (1977)
https://www.youtube.com/watch?v=_kyQauA2udc

[12] Few words (2012)
https://www.youtube.com/watch?v=cpi2fc5vfNs

[13] La restauration du retable
https://www.youtube.com/watch?v=pNq9yCGmS-U

[14] Lionel Cavin, Le Dinoblog, article du 18 mars 2013
http://www.dinosauria.org/blog/2013/03/18/le-mystere-des-poissons-du-retable-ou-le-witz-de-konrad/

[15] Florens Deuchler. «Konrad Witz, la Savoie et l’Italie. Nouvelles hypothèses à propos du retable de Genève.», Revue de l’Art, 1986, n°71. pp. 7-16.
http://www.persee.fr/doc/rvart_0035-1326_1986_num_71_1_347545

[16] Tate Museum, Commentaire du catalogue
http://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-snow-storm-hannibal-and-his-army-crossing-the-alps-n00490

[17] Horace-Bénédict de Saussure, 1779-1796, Voyages dans les Alpes
Tome 1: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k102951m
Tome 2: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1029499

[18] Guyot Alain, « Le récit de voyage en montagne au tournant des Lumières. Hétérogénéité des sources », Sociétés & Représentations, 1/2006 (n° 21), p. 117-133.
http://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2006-1-page-117.htm

[19] «Voyage au Mont-Blanc par Chateaubriand (1805) : un rendez-vous manqué…», enkidoublog.com, article du 2 avril 2014
https://enkidoublog.com/2014/04/02/100-vues-du-mont-blanc-voyage-au-mont-blanc-par-chateaubriand/

[20] Philippe Xavier Leschevin De Précour, 1812, Voyage à Genève et dans la vallée de Chamouni, en Savoie
https://books.google.fr/books?id=I_oOAAAAQAAJ

[21] CAUE74, 2004, Architecture de la vallée de Chamonix Mont-Blanc, Inventaire des Typologies, p. 18.
http://www.caue74.fr/media/documents/referentiel-impression/chamonix-mont-blanc-inventaire-des-typologies-livret-depliant-dvd.pdf

[22] «Un tableau glaciaire», swissinfo.ch, article du 24 octobre 1012
http://www.swissinfo.ch/fre/art-et-g%C3%A9ologie_un-tableau-glaciaire/33780464

[23] ultrabrilliant, «Other places», youtube.com
https://www.youtube.com/channel/UCKEXOI0O37ZioCCe92hhbPA

Adresses consultées le 14 décembre 2016.

Autres ouvrages